Alice MILLER

Psychologue, sociologue, chercheuse sur l'enfance

     
   
     
   

Alice Miller est née le 12 janvier 1923 en Pologne.
Elle nous a quitté le 14 avril 2010 à Saint-Rémy de Provence (France).
Elle était docteure suisse en philosophie, psychologie et sociologie et chercheuse sur l'enfance.
Ses ouvrages et ses thèses sur la violence cachée, qui caractérisent, selon elle, souvent les relations entre parents et enfants, fondent son œuvre.
Son vœu le plus cher était qu’un jour on puisse enfin entendre que maltraiter un enfant a des conséquences désastreuses sur son devenir et sur la société toute entière.

 

Bibliographie

• Le drame de l'enfant doué, Presses universitaires de France, 1983
• C'est pour ton bien, Aubier, 1985
• L'enfant sous terreur, Aubier, 1986
• Images d'une enfance, Aubier, 1987
• La souffrance muette de l'enfant, Aubier, 1990
• La connaissance interdite, Aubier, 1990
• Abattre le mur du silence, Aubier, 1991
• L'avenir du drame de l'enfant doué, Presses universitaires de France, 1996
• Chemins de Vie - Sept Histoires, Flammarion, 1998
• Libres de savoir : Ouvrir les yeux sur notre propre histoire, Flammarion, 2001
• Notre corps ne ment jamais, Flammarion, 2004
• Ta vie sauvée enfin, Flammarion, 2008
• La fessée, questions sur la violence éducative, Préface par Alice Miller, d'Olivier Maurel

 

 

Ce colloque est dédié à Alice Miller

 

Article de Catherine Vincent
paru dans Le Monde , édition du 2 mai 2010.

Tous les bourreaux ont été victimes » : cette phrase seule pourrait résumer son oeuvre, tout entière consacrée à combattre la maltraitance des enfants. Pour la psychologue et psychanalyste de nationalité suisse Alice Miller, c'est dans cet abus de pouvoir, exercé dès les premières années de la vie, que se situaient les racines de la violence humaine. Sa mort est survenue, mercredi 14 avril, dans le sud de la France. Elle avait 87 ans.
Née en Pologne, à Lvov (aujourd'hui Lviv, en Ukraine), le 12 janvier 1923, Alice Miller étudie la philosophie, la psychologie et la sociologie à Bâle (Suisse), avant d'entreprendre, à Zurich, une formation de psychanalyste.
A partir de 1954, elle enseigne à l'université de Zurich et exerce en tant que psychothérapeute. Son désaccord avec certaines thèses freudiennes la conduira toutefois, en 1988, à rompre avec l'Association psychanalytique internationale (API) dont elle est membre. A ce stade de sa carrière, elle est en effet convaincue que l'enfant n'est pas un « pervers polymorphe » régi par ses pulsions sexuelles, comme l'affirme la psychanalyse. Et que cette dernière, a contrario, minimise les sentiments de haine que peuvent avoir les parents vis-à- vis de leurs enfants.
Au début des années 1980, Alice Miller décide de se consacrer uniquement à l'écriture et à l'exposé de ses idées, qu'elle développera dans une dizaine de livres. Ce choix la fera connaître dès son premier ouvrage, Le Drame de l'enfant doué (PUF, 1983). Par enfant « doué », elle entend l'enfant sage : celui qui s'adapte aux règles édictées par ses parents pour combler leurs attentes, au prix d'une répression plus ou moins sévère de ses propres sentiments.
S'inspirant des récits de ses patients, ainsi que de biographies de dictateurs et d'artistes, Alice Miller insiste sur le fait que la maltraitance produit non seulement des enfants malheureux, mais aussi, bien souvent, des parents maltraitants. Contraints dans leur jeune âge de refouler colère et angoisse, ce n'est qu'à l'âge adulte qu'ils peuvent décharger ces émotions. Sur leurs propres enfants, voire sur des nations tout entières.
Dans C'est pour ton bien (1984), qui la rend célèbre auprès du grand public, elle secoue ainsi l'opinion allemande en appliquant cette lecture à la trajectoire d'Adolf Hitler. La cruauté du dictateur nazi, affirme-t-elle, trouve son origine dans la structure de sa famille : un prototype du régime totalitaire, où la seule autorité incontestée et souvent brutale était le père. Mais être battu et humilié dans sa jeunesse ne fait pas pour autant de la victime un futur assassin, et les critiques n'ont pas manqué contre ce réductionnisme qui prétend expliquer Hitler, Staline ou Mao Zedong par leur enfance malheureuse.
« Pédagogie noire »
Plus novatrice dans la pensée d'Alice Miller apparaît, en revanche, sa remise en cause des principes d'éducation appliqués en Europe au cours des derniers siècles. Des principes régis par le précepte « Qui aime bien châtie bien », qu'elle qualifie de « pédagogie noire », et qui brisent, selon elle, la volonté de l'enfant pour en faire un être docile et obéissant, mais sujet d'un douloureux conflit intérieur.
Prenant son propre cas en exemple, elle estimait avoir été « conçue sans amour par deux enfants sages qui devaient obéissance à leurs parents et souhaitaient engendrer un garçon, afin de donner un petit-fils aux grands-pères » ( Notre corps ne ment jamais, 2004).
Alice Miller a été beaucoup soutenue par de grandes organisations internationales, l'Unesco et l'Unicef. Son engagement radical contre les violences « ordinaires » faites aux enfants est aujourd'hui relayé par nombre de thérapeutes et d'associations. C'est aussi l'attitude du Conseil de l'Europe, qui mène campagne, depuis plusieurs années, pour l'interdiction de la claque et de la fessée.

 

 

 

Alice Miller est décédée le 14 de ce mois d’avril 2010, à l’âge de 87 ans.

L’apport de son œuvre à ses lecteurs ainsi qu’à la cause des enfants et de l’humanité est incommensurable.

Tous ceux et celles qui ont lu ses livres, depuis Le Drame de l’enfant doué à Ta vie sauvée enfin, en ont eu leur vie profondément transformée. Lire Alice Miller, c’est se recentrer sur soi-même, sur l’enfant qu’on a été. C’est, quoi qu’il ait pu subir de dégradant et de mutilant, reprendre contact avec l’innocence de cet enfant. C’est, balayant tous les jugements qu’on a pu porter sur les enfants, leur « folie », leur « péché originel », leur « bestialité innée », les « pulsions » dont la culture du mépris de l’enfant les a affublés, oser dire totalement innocent l’enfant que nous avons été. Personne avant Alice Miller n’avait été aussi radical. A partir de cette certitude que ses livres savent communiquer à ses lecteurs, pour chacun, une véritable résurrection devient possible, simplement parce que chacun peut se reconnecter avec l’enfant qu’il a été, la source de la vie en lui.
Alice Miller a infiniment apporté aussi à la cause de l’enfance. Elle a montré, sans jamais les minimiser, contrairement à ce qu’on a souvent tendance à faire, toutes les violences auxquelles les enfants sont soumis : manque de tendresse, négligences, manque de soins, abus sexuels et surtout la plus universelle, partout considérée comme normale et pédagogique: la violence éducative ordinaire. L’action de son œuvre en profondeur est certainement pour beaucoup dans l’adoption par vingt-cinq pays du monde de législations interdisant toutes les formes de punitions corporelles et d’humiliations. Grâce à elle, et à ses études sur l’enfance des principaux criminels de masse du XXe siècle, on a pu comprendre comment ce qui se passait dans l’intimité du microcosme familial pouvait avoir des conséquences gravissimes dans le macrocosme de la vie sociale et politique des adolescents et des adultes.

Il faut espérer que l’on comprendra plus tard tout ce que l’œuvre d’Alice Miller a apporté à la cause de l’humanité. En montrant que la vie des adultes, leur vie familiale, sociale, politique, toute leur histoire, tourne autour de l’enfance et des enfants, Alice Miller, comme son compatriote Copernic quatre siècles plus tôt, a remis le monde à l’endroit. Freud avait failli le faire, mais en inventant la théorie des pulsions, après la mort de son père et pour ne pas l’accuser, il en était revenu à la vieille accusation contre les enfants, dépositaires, d’après lui, des pires pulsions. Alice Miller, par l’écoute empathique de ses patients, a compris que cette théorie était fausse et a eu le courage de la dénoncer. Et du courage, il en fallait, car elle s’est trouvée immédiatement rejetée par nombre de ses anciens confrères. Mais en faisant la lumière sur la principale origine de la violence humaine, l’œuvre d’Alice Miller nous donne l’espoir de réduire cette violence multiforme issue d’enfances ravagées.

Alice Miller n’est plus là, mais il nous reste ses livres, il nous reste son site dont j’espère que Brigitte Oriol va continuer à s’occuper ( http://www.alice-miller.com/ ). Ne serait-il pas possible que des lecteurs et lectrices d’Alice Miller entreprennent, avec l'accord de Brigitte Oriol, de traduire les articles de ce site dans le maximum de langues possible pour que la pensée d’Alice Miller devienne accessible à tous et se répande plus largement encore que lorsqu’elle était encore là ?

Olivier Maurel

 

 

Interview d’Alice Miller par Olivier Maurel

1999, révisé en 2004

Quelle est, d'après vous, la source principale de la violence humaine ?
Je vois les racines de la violence et de la destructivité de l'adulte dans les traumatismes et les carences qu'il a subies et refoulés dans son enfance.
Comment avez-vous été personnellement amenée à la certitude que la maltraitance est la principale source de la violence humaine ?
Par mes patients, j'ai peu à peu acquis la certitude que les blessures subies pendant l'enfance se transforment à l'âge adulte en destructivité.
Pourquoi, au départ, vous êtes-vous orientée vers la psychanalyse ?
Quand j'ai commencé à étudier la psychanalyse, je ne savais pas tout ce que je sais aujourd'hui. J'espérais trouver les réponses aux questions que je me posais. Et j'ai trouvé beaucoup de réponses en étudiant les concepts de refoulement, le déni et l'obsession de répétition. Mais la réponse à la question sur les racines de la violence, il m'a fallu la trouver toute seule, et contre le dogme freudien sur le mal inné.
Combien de temps l'avez-vous exercée ?
J'ai exercé la psychanalyse pendant vingt ans.
Pour quelles raisons y avez-vous renoncé et avez-vous été amenée à la critiquer ?
Peu à peu, je me suis rendu compte que les questions que je me posais étaient inquiétantes pour mes collègues et que je ne pouvais pas en discuter avec eux. Moi, j'étais de plus en plus convaincue que mes patients avaient subi des enfances très malheureuses, mais qu'ils ne pouvaient pas admettre cette vérité. Ils idéalisaient leurs parents et se cachaient la vérité à eux-mêmes aussi bien qu'à moi. Quand je voulais parler de cette question avec mes collègues, on m'assurait toujours que je me trompais, parce que Freud avait dit qu'il fallait traiter comme des fantasmes tout ce que le patient raconte.
La "pulsion de mort" à laquelle on se réfère souvent pour expliquer la violence est-elle pour vous une réalité ?
Non, la pulsion de mort, comprise comme un instinct humain, n'est pas du tout pour moi une réalité. Je pense qu'on peut éviter la destructivité si on traite les enfants dès le début avec respect, amour et protection.
Votre condamnation de la psychanalyse est-elle totale ?
Au début, j'étais très indignée par le constat que la psychanalyse a rendu compte de la maltraitance de l'enfant d'une façon pour moi très surprenante. 
Mais, comme je l'ai dit auparavant, j'ai aussi beaucoup appris de la psychanalyse.
Pouvez-vous expliquer le processus intérieur par lequel les mauvais traitements subis par les enfants ont des conséquences durant toute leur existence et les poussent à la violence contre autrui ou à la violence contre eux-mêmes ? S'agit-il d'une imitation de ce qu'ils ont subi, d'une vengeance ou d'un autre processus psychique ?
Ce sont des questions très importantes que vous me posez et que je me pose tout le temps aussi. Je pense qu'il faut encore beaucoup de recherches pour pouvoir vraiment répondre à ces questions du point de vue de la structuration du cerveau. Le phénomène est clair. Vous pouvez constater partout que ce qu'on a subi, on le répète inconsciemment d'une façon active ou passive. Tous mes livres contiennent beaucoup d'exemples de ce fait, et chacun de nous peut observer dans la vie quotidienne comment cela se passe. 
Mais on constate aussi que ce n'est pas une fatalité, qu'il y a des gens qui étaient par exemple battus par leurs parents et qui ne battent pas leurs propres enfants, parce qu'ils ont décidé de changer quelque chose dans leur vie. Ils ne veulent pas automatiquement répéter ce qui s'est passé avec eux et cherchent d'autres options. Peut-être toutes vos propositions d'explication sont-elles valables. On peut parler dans un cas de vengeance, dans un autre cas d'imitation, et il y a, peut-être, d'autres cas où on peut trouver une autre explication.
Vous avez appelé la maltraitance des enfants "un crime millénaire" (Abattre le mur du silence). Comment justifiez-vous cette affirmation ?
Je parle d'un crime millénaire parce que la façon de traiter un enfant comme un objet et d'ignorer ses besoins peut être observée non seulement de nos jours, mais aussi plusieurs milliers d'années en arrière, par exemple en Chine, où on a cassé les os des pieds des petites filles pendant si longtemps. Nous préférons ignorer ces faits ou ne pas les croire, parce qu'ils sont abominables. Mais ils existaient quand même. La mutilation des femmes en Chine, la mutilation des femmes en Afrique qui se poursuit jusqu'aujourd'hui n'a pas aidé les femmes adultes à devenir des mères aimantes pour leurs enfants. Les grands-mères et les mères qui sont toujours pour l'excision de leur petite fille ont subi la même douleur et la même humiliation que leur propre mère et que leur grand-mère sans pouvoir se défendre. C'est vers les petites filles que se dirige leur rage refoulée et niée. Je parle d'un crime millénaire parce que je veux montrer que les résultats de ces crimes ne sont pas limités à une génération. La violence se perpétue sans limite.
Votre explication de la violence par la maltraitance des enfants est-elle ou non confirmée par l'étude des animaux les plus proches de nous ?
Bien sûr : si vous prenez un chien qui a été maltraité au début de sa vie, vous verrez une grande différence entre lui et un autre chien qui a été aimé dès le premier jour. On peut constater la même chose avec les chats. Les chiens agressifs, qui se battent, sont des chiens sévèrement maltraités dans leur enfance. Ce que les animaux et les êtres humains doivent recevoir de leur mère au début de leur vie, c'est la certitude intérieure d'être acceptés, qui les aidera par la suite à gérer le stress d'une façon optimale.
Pour quelles raisons éprouve-t-on tant de réticences à accepter l'idée de la gravité des mauvais traitements infligés aux enfants ?
Il y a plusieurs raisons qui nous empêchent d'accepter cette vérité. D'abord, il y a la douleur et l'angoisse de notre propre enfance que nous voulons éviter. Si nous acceptons le fait que nous-mêmes avons été traumatisés, blessés, humiliés dans notre enfance, des émotions désagréables comme la rage, la tristesse, l'angoisse peuvent nous tourmenter, et nous voulons l'éviter à tout prix. On se pose la question : Qu'est ce que je vais faire avec toutes ces émotions une fois que je les aurai réveillées ? Alors, on préfère ne pas réveiller le chat qui dort, et on répète que toutes les explications sur l'enfance n'ont pas vraiment d'importance.
Beaucoup d'intellectuels et d'enseignants croient que la culture peut être un rempart contre les dictatures. Mais un bon nombre d'intellectuels, dont le plus grand philosophe allemand, Heidegger, ont été séduits par le nazisme, et l'Allemagne était au début du siècle le pays au monde qui comptait le moins d'illettrés. Cela confirme-t-il votre point de vue ?
Oui, tout à fait. Apparemment, on peut développer des capacités intellectuelles très importantes sans avoir de souvenir conscient de ce qu'on a subi enfant. Le souvenir des traumatismes peut être enregistré dans notre corps sans être présent à notre conscience.
"Comment empêcher des désaxés d'arriver au pouvoir et de tyranniser des peuples entiers ?" Vous posez cette question dans Abattre le mur du silence (p. 142). Quelle réponse lui donnez-vous ?
C'est la question à laquelle je cherche la réponse moi-même. Pour pouvoir empêcher les désaxés de tyranniser des peuples entiers, il faut vouloir comprendre les dynamismes que, précisément, on se refuse à comprendre. Pour quelle raison ce refus ? La peur de la douleur est-elle la seule raison ? Je pense qu'il y en a d'autres aussi. Une des raisons les plus profondes est le fait que, dans la petite enfance, nous devions lutter contre le stress en détruisant les neurones qui auraient pu nous conserver le souvenir des mauvais traitements. Une fois devenus adultes, il nous manque le souvenir conscient de ce qui s'est passé, et, si le souvenir continue à agir dans notre corps en produisant des symptômes psychosomatiques, nous pouvons nier leur lien avec notre histoire réelle. Néanmoins, on peut constater que dans la thérapie, si nous réussissons à comprendre nos émotions dans le contexte réel de notre vie, nous pouvons aller mieux et même voir disparaître les symptômes psychosomatiques. C'est le sujet de mon prochain livre, Notre corps ne ment jamais. Alors, j'espère que, dans l'avenir, les gens commenceront à comprendre leur vie et parviendront à empêcher des désaxés de tyranniser les peuples.
Pour quelles raisons, à votre avis, votre ouvre est-elle beaucoup plus connue et mieux acceptée aux Etats-Unis et en Allemagne qu'en France ?
Je ne sais pas. C'est peut-être à vous de répondre à cette question, puisque vous êtes français et que vous avez quand même apprécié mes livres. C'est vrai qu'en Amérique et en Allemagne comme en France et comme partout, la plupart des gens sont persuadés qu'il y a de bonnes fessées, qu'on ne peut pas éduquer sans elles. Mais aux Etats-Unis, en Allemagne et dans les pays scandinaves, il y a quand même des groupes qui mettent en question cette tradition. Des jeunes parents qui ont la chance de vivre de nouvelles expériences avec leur nouveau-né et leur petit enfant, et qui, en partant de leur propre enfance, commencent à comprendre sur la nature humaine des choses que leurs parents n'ont pas pu leur apprendre. La France me semble un peu plus en retard, mais on y trouve aussi des groupes qui s'organisent.
Vous avez écrit, dans votre livre Chemins de vie (p. 137), que "seuls des hommes et des femmes qui ont connu très très tôt, dans les premières semaines de leur vie, la violence physique et morale, n'ont pas su ce qu'est l'amour, ont pu devenir des "bourreaux volontaires de Hitler". Sur quoi appuyez-vous une telle affirmation ?
Dans les années soixante, le psychologue Harlow a fait des expériences avec des singes. Il a pu démontrer que les petits singes privés de l'amour et de la présence de leur mère après la naissance n'ont pas d'intérêt pour leur propre enfant une fois devenus adultes. Depuis Harlow, on a répété ses expériences avec différents animaux, notamment avec des rats. Sur les hommes, on s'est aperçu qu'un enfant qui a été négligé au début de sa vie ne peut pas développer sa capacité d'empathie. Alors, c'est logique, je ne peux pas imaginer qu'on puisse devenir un bourreau volontaire de Hitler si on a pu développer cette empathie.
A vous lire, on a parfois l'impression que, pour vous, un enfant bien traité, respecté, accompagné par ses parents avec tendresse, ne peut pas faire le mal, que les sentiments vivants qu'il a gardés de son enfance l'en empêchent. Vous écrivez d'ailleurs : "Tout être humain vient au monde sans mauvaises intentions, et avec un besoin clair, fort et dépourvu de toute ambivalence : rester en vie, aimer et être aimé." (Abattre le mur de silence, p. 197) Et, plus clairement encore : "Jamais quelqu'un qui a eu le droit de ressentir ce qui lui a été infligé dans son enfance ne commettra de meurtre." (La Connaissance interdite, p. 35) Sur quoi appuyez-vous cette certitude ? Ne néglige-t-elle pas la liberté humaine, qui peut être aussi la liberté de faire le mal ?
C'est une question très française. Vous parlez d'une théorie, et moi, je parle de la vie. On est très impressionné en France par les théories du marquis de Sade, qui a cherche la liberté de son plaisir pervers. Au début, je ne connaissais rien de son enfance, mais je ne pouvais pas m'imaginer que quelqu'un qui n'avait pas été torturé étant enfant ait besoin de torturer les autres. Et j'en ai trouvé la confirmation dans l'histoire de son enfance. Mais pourquoi personne ne s'intéresse-t-il au début de l'histoire ? Il y a des gens qui n'ont pas besoin de faire mal, ils ne cherchent pas la liberté de faire mal. Ils cherchent la liberté de s'exprimer, de pouvoir aimer. Si quelqu'un a besoin d'être libre de faire le mal, cela veut dire que l'histoire de sa vie le pousse vers cette action. Mais être poussé, c'est pour moi le contraire de la liberté.
On vous a quelquefois accusée de "rousseauisme". L'homme naturel est-il à vos yeux, comme aux yeux de Rousseau, "naturellement bon" ?
Lorsqu'on met en évidences des choses déplaisantes, on ne peut pas éviter d'être constamment mis dans des catégories où on ne se sent pas bien. J'ai moi-même montré que Rousseau était encore un homme de son temps dans Emile, où il recourt à la pédagogie noire. Ce que j'écris n'a rien de commun avec sa description sentimentale de la nature de l'enfant, qu'il voulait en outre éduquer d'une façon traditionnelle. Ce que je pense de la nature humaine provient de mon expérience avec mes patients et moi-même, et des recherches scientifiques sur le cerveau du bébé, qui confirment entièrement mes hypothèses. En tant qu'êtres humains, nous sommes tous nés prématurés, avec un cerveau incomplètement structuré, et nous avons besoin de bonnes expériences, de la stimulation, de la gentillesse de notre entourage, pour pouvoir structurer notre cerveau d'une façon optimale. Si, au lieu de cela, nous recevons des coups, de la violence, de la négligence, il est logique que la structuration de notre cerveau ne puisse s'accomplir comme il faut. Qu'un enfant traité de cette façon au début de sa vie aille, à six ans, assassiner un petit bébé dans le voisinage, c'est tout à fait logique pour moi. Vous voyez que vous ne pouvez pas faire de comparaison entre Rousseau et moi.
Vous avez écrit : "Le courage, l'honnêteté et l'aptitude à aimer les autres ne doivent pas être considérés comme des "vertus" ni comme des catégories morales, mais comme les conséquences d'un destin plus ou moins clément". Que devient alors la responsabilité humaine ?
Prenez donc l'exemple que j'ai cité dans la question précédente. Bien sûr, vous pouvez dire à cet enfant qu'il doit se sentir responsable et ne pas tuer un autre enfant. Mais vos sermons seront vides de sens et tout à fait inefficaces envers un être qui n'a jamais appris l'empathie pour autrui, parce que personne n'a eu d'empathie pour lui. Il n'a appris que la cruauté, et c'est cela qu'il met en pratique. Pensez-vous que l'on puisse enseigner la responsabilité à des gens qui ont eu la même histoire que cet enfant (et il y en a beaucoup dans les HLM français), et dont les parents ont exercé sur eux le pouvoir et non la responsabilité ?
Vous avez écrit : "La morale et le sens du devoir sont des prothèses auxquelles il faut recourir lorsqu'il manque un élément capital", à savoir des "sentiments vivants" venus d'une enfance respectée. N'est-il pas dangereux de substituer des sentiments aux principes moraux ?
Non, je pense le contraire. C'est dangereux de substituer les principes moraux aux sentiments d'empathie. Là où il n'y a que cruauté et manque d'empathie, vous ne pourrez jamais obtenir autre chose que l'obéissance et la destructivité cachée, avec ou sans principes moraux. C'est pourquoi on bat encore les enfants dans certaines écoles religieuses, et on espère pouvoir obtenir des enfants et des adultes responsables par les châtiments corporels. C'est tout à fait absurde, parce que c'est le contraire qui se produit.
On dit parfois qu'"un enfant battu battra". Est-ce exact ? Est-il possible aux enfants qui ont subi de mauvais traitements d'échapper à cette fatalité ? Comment ?
Oui, on le dit parfois, et on m'attribue cette opinion, mais ce n'est pas du tout mon avis. Au contraire, je connais beaucoup de gens qui ont été battus et qui ne veulent pas vivre inconsciemment et répéter automatiquement ce qui leur est arrivé. Mais c'est vrai que la plupart des gens reproduisent sans réfléchir ce qu'ils ont vécu. On entend souvent, surtout en France, la phrase : sans fessée, il ne m'écoutera jamais.
Vous militez pour la promulgation d'une loi qui interdise de battre les enfants. Une telle loi ne risque-t-elle pas d'affaiblir l'autorité des parents et donc de déboussoler davantage encore les enfants ?
La vraie autorité n'a pas besoin des coups ou des claques pour se montrer forte et pour aider l'enfant. C'est le contraire. On donne des coups et des claques si on se sent faible et impuissant. Dans ce cas, on ne montre pas à l'enfant l'autorité, mais le pouvoir et l'ignorance.
Vous avez été récemment interviewée par l'hebdomadaire La Vie et, dans un des numéros suivants, une lectrice a répondu à vos propos sur les fessées qu'elle en avait reçu quand elle était enfant et qu'elle ne s'en portait pas plus mal. Que lui répondriez vous à votre tour ?
Je n'ai rien à répondre, parce que c'est une réaction classique que je connais très bien, qui montre la profondeur du refoulement et du déni. Mais je n'ai pas lu la lettre et je ne peux pas m'exprimer là-dessus. Peut-être la personne voulait-elle dire qu'elle ne souffrait plus de ce qui s'était passé, grâce aux bonnes relations qu'elle a dans sa vie actuelle. Là, je peux comprendre.
Une des critiques que l'on entend le plus souvent formuler contre vous, par exemple, tout dernièrement dans le livre de Ron Rosenbaum, Pourquoi Hitler ?, est que vous allez beaucoup trop loin en prétendant expliquer Hitler, Staline, Ceausescu et Mao Tsé Tong par leur enfance malheureuse. N'y a-t-il pas disproportion entre les coups reçus par Hitler enfant et l'Holocauste ? Entre la violence des parents de Staline et le goulag ? Claude Lanzmann est allé jusqu'à dire qu'il était "obscène" d'expliquer Hitler par son enfance. Que répondez-vous à ces critiques ?
Dire que vouloir comprendre Hitler est obscène n'est pas une critique, c'est seulement l'opinion d'un homme qui a décidé de ne pas vouloir comprendre. 
Chacun est libre de prendre les décisions qui lui conviennent. Pour moi qui ai vécu la Deuxième Guerre mondiale, il a été primordial de comprendre comment tout ce qu'on pensait être impossible était quand même devenu réel. 
Quand j'avais 10 ans, j'ai vu à Berlin des hommes, des SA en uniforme crier dans les rues. Je me rappelle que déjà, là, je me suis posé la question : qu'est ce qui a pu rendre ces hommes si cruels, si violents. Cette question m'a accompagnée toute ma vie.
On vous objecte souvent que la maltraitance est peut-être une des raisons de la violence humaine, mais qu'elle ne concerne qu'une minorité d'enfants, et que bien d'autres causes, économiques, sociales et politiques, sont beaucoup plus importantes. Qu'en pensez-vous ?
Vous pensez apparemment que seule une minorité d'enfants sont concernés par la maltraitance. Si c'était le cas, elle ne pourrait pas être un facteur important dans le développement de la violence. Il s'agit ici de la définition de la notion de maltraitance. Quand les sondages révèlent que 90 % des personnes disent qu'elles frappent les enfants pour des raisons éducatives, cela ne veut pas dire pour moi que la maltraitance concerne seulement une minorité. Si vous pensez à la "violence éducative" que j'appelle maltraitance, vous comprenez pourquoi je prends tellement au sérieux ces facteurs-là.
Ne craignez-vous pas de faire preuve de "réductionnisme" en expliquant tous les maux du monde ou presque par la maltraitance ? Les cataclysmes, la "loi de la jungle" montrent que la violence fait partie de l'ordre de la nature. La violence humaine ne peut-elle donc pas avoir des causes multiples et plus originelles que la maltraitance?
Si je parle d'un facteur important, cela ne veut pas dire que je nie l'existence d'autres facteurs. Mais ce que j'observe, c'est que les autres facteurs ne sont pas ignorés, mais seulement celui que j'essaie de démontrer. Je me pose la question du pourquoi. Quand je cherche la réponse à cette question, je me demande pourquoi on rejette cette explication là où elle se montre vraiment utile.
Vous avez intitulé un de vos livres Abattre le mur du silence. De quel mur s'agit-il exactement, et pourquoi a-t-il été construit ?
Le fait qu'on évite ce sujet montre qu'il existe toujours un mur de silence autour de tout le problème qui concerne les traumatismes de l'enfant.
Vous avez écrit dans C'est pour ton bien (p. 158) : "Pour apprendre le respect (de l'enfant), nous n'avons pas besoin de manuels de psychologie, mais d'une révision de l'idéologie de l'éducation". Que vouliez-vous dire ?
Quand j'ai écrit C'est pour ton bien, il y a vingt ans, je pensais qu'il suffirait d'exposer les moyens de l'éducation traditionnelle, les mensonges, la manipulation, la cruauté, pour que l'on ouvre les yeux et que cela cesse. C'était encore très naïf de ma part. Aujourd'hui je sais que ces méthodes sont enregistrées dans nos corps et qu'il n'est pas si facile de les abandonner. Mais je sais qu'on peut y arriver si on le veut.
Pensez-vous que la violence actuelle dans les "banlieues" puisse s'expliquer par la maltraitance ? N'est-ce pas plutôt la conséquence d'une certaine situation économique, d'un certain urbanisme et d'un manque de fermeté des parents et de la société à l'égard des enfants ?
Pas seulement par la maltraitance, mais aussi par la négligence dont sont victimes les petits enfants, l'ignorance de leurs vrais besoins, le manque de respect. Un enfant apprend très tôt qu'il ne mérite pas de respect, et, évidemment, il ne peut pas respecter les autres ensuite. Il choisira les plus faibles pour les traiter de la même façon qu'il a été traité.
La violence telle qu'elle est présentée à la télévision ne joue-t-elle pas un rôle aussi important que la maltraitance dans la violence que l'on constate actuellement chez beaucoup de jeunes ?
Certainement. Mais je pense toujours qu'un enfant aimé et protégé ne s'intéresse pas beaucoup aux films cruels à la télé.
Vous avez écrit : "Un dogme vit de l'angoisse qu'ont ses adeptes de ne plus faire partie du groupe." Votre explication de la violence par la maltraitance ne risque-t-elle pas de devenir un dogme générateur d'angoisse ?
Je n'explique pas la violence seulement par la maltraitance, mais aussi par l'abandon qui fait qu'un enfant ne peut pas développer d'empathie. Si vous traitez cette opinion comme un dogme, c'est à vous d'en juger. Pour le moment, il n'y a pas de danger qu'on traite mes opinions comme un dogme. Il y a très peu de gens qui sont d'accord avec ce que j'écris, et ils n'ont aucune raison d'être angoissés s'ils me critiquent.
N'est-ce pas faire preuve d'un excès d'optimisme et même d'utopie que d'écrire : "Lorsque sera levée l'ignorance résultant des refoulements de l'enfance et que l'humanité sera réveillée, cette production du mal pourra s'interrompre." ? (La Connaissance interdite, p. 175.)
Je ne pense pas que ce soit une utopie de dire que les adultes qui ont eu la chance d'apprendre le respect pour l'enfant changeront les schémas culturels dans l'avenir. Ce n'est pas la société qui forme la personnalité, ce sont les personnes qui forment la société, et l'enfance de ces personnes joue un rôle primordial dans la façon dont elles se conduisent une fois adultes. 
Vous avez parlé au nom des gens qui me critiquent, qui m'accusent de rousseauisme ou d'obscénité parce que je veux et peux comprendre ce qu'ils ne veulent pas comprendre. Ils me reprochent mon ³réductionnisme" parce qu'ils n'essaient pas de comprendre la complexité de mes explications. Je sais que, plusieurs fois, vous vous êtes fait l'avocat du diable pour provoquer ma réaction. Permettez-moi, pour conclure, de poser cette question très simple : comment pouvons-nous comprendre notre vie si nous ne voulons pas comprendre l'histoire de nos trois premières années, l'histoire du temps où notre cerveau s'est structuré ? 
Quoique je déplore la résistance et les oppositions contre mes efforts pour approfondir notre connaissance de l'enfance, je peux quand même très bien comprendre les motifs qui suscitent cette résistance. Pour la plupart des gens (pas pour une minorité), il est absolument insupportable d'éprouver de l'empathie pour l'enfant qu'ils étaient auparavant, de se souvenir de la souffrance causée par leurs parents et leurs éducateurs. Une fois sortis de cette situation de souffrance, ils ont tout fait pour l'oublier, et ils ne veulent à aucun prix se rappeler leur impuissance. Quant à moi, je choisis précisément ce que la plupart des gens refusent : je choisis de ressentir cette impuissance d'un enfant sage et bien éduqué, afin de pouvoir comprendre ce qui s'est passé pour moi et pour les autres. Si je me suis trompée, l'avenir ne manquera pas de nous le montrer.


   
     
       
     
       

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