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Né le 28 février 1958 à Genève
Baccalauréat scientifique fédéral à Genève (1976),
Titulaire d’enseignement en Géographie et Economie, ESC Châtelaine,
Responsable de l’Association parentale Les Enfants d’Abord (1993-1996),
Diverses publications sur l’éducation (Le Courrier, 1998 ; Educateur Magazine, 5/1998, 3/1999 ; Les Trois Mondes, 1999),
Comment la violence éducative a-t-elle évolué à travers l’histoire La tentation d’éduquer : par Marc-André Cotton
Résumé : La violence éducative est la conséquence de la condamnation que les parents et les éducateurs ont toujours manifestée à l’encontre de la nature consciente de l’enfant. Ce déni fondamental structure l’organisation de nos sociétés et jusqu’à la politique étrangère des États. Le cas de l’Amérique fournit une illustration de cette dynamique. Plutôt que de parler d’« évolution » en matière de violence éducative, je préfère avancer le terme de « complexification ». Les moyens mis en œuvre pour éduquer les enfants sont de moins en moins brutaux et cela ne peut qu’être salué : diminution des violences physiques au cours de l’histoire, prise en compte de l’enfant en tant que personne et sujet de droit, compré-hension croissante des conséquences psychologiques des maltraitances infligées aux enfants par exemple. Malgré ces progrès indéniables, le regard que nous portons individuellement et collectivement sur l’enfant reste empreint des interprétations erronées faites sur sa nature et des condamnations qui s’en suivent. Le plus souvent, nous ne pouvons nous dégager de schémas relationnels destructeurs qui ont pour conséquence de reproduire ces interprétations et ces condamnations sur la génération suivante et d’en complexifier l’impact dans la com-munauté humaine. Les réflexions du présent article sont développées dans un ouvrage à paraître consacré aux répercussions de la violence éducative ordinaire sur la politique améri-caine de la dernière décennie(1).
Un héritage douloureux Au XVIe siècle, Martin Luther écrivait dans son Grand Catéchisme que l’enfant qui ne veut pas se laisser éduquer mérite la mort et justifiait le recours au châtiment suprême pour les jeunes débauchés : « D’où viennent tant de vauriens que l’on est, journellement, obligés de pendre, de décapiter et de rouer, sinon de cette désobéissance [aux parents] ? »(2) Fidèle à cette profession de foi, l’un des premiers codes de lois que les Puritains de la Nouvelle-Angleterre établirent en traversant l’Atlantique prévoyait la peine capitale pour l’adolescent proférant une malédiction contre ses parents, pour voies de fait sur ces derniers ou simple re-fus d’obéissance(3). Le théologien calviniste Jonathan Edwards, l’un des prédicateurs les plus influents de la période du Grand Réveil religieux du XVIIIe siècle américain, considérait à son tour que les enfants étaient par nature « infiniment plus haïssables que des vipères » s’ils n’étaient pas soumis à leurs parents et préconisait le recours à la terreur pour leur éducation. « [Q]uand la peau ou la chair devient noire et bleue par les coups de la verge de correction, écrivait-il, cela purifie [l’âme] du péché. »(4) Jusqu’à l’orée du XXe siècle, des parents emme-naient leurs enfants aux exécutions publiques en espérant que ce spectacle les détourne à jamais de toute mauvaise action, comme l’expliquait à de jeunes ouailles un pasteur de Mans-field (Connecticut) avant la pendaison d’un meurtrier de dix-neuf ans :
Lors de ces mises en scènes macabres, les adultes recouraient à la figure punitive d’un Dieu vengeur pour menacer l’enfant de mort parce qu’ils ne pouvaient reconnaître que l’expression de sa vitalité les remettait en cause et leur donnait des envies de meurtres. Plutôt que d’accueillir en conscience les réminiscences de leurs propres souffrances d’enfants battus et humiliés, ils voulaient soumettre leur progéniture en reproduisant sur elle les effets de la terreur que leurs éducateurs leur avaient imposée – tout en complexifiant les moyens d’y par-venir. Actuellement et faute d’avoir résolu cet héritage historique douloureux, une majorité d’Américains reste attachée à un modèle éducatif fondé sur la sujétion de l’enfant à l’autoritarisme parental. Des conseillers très écoutés encouragent encore l’usage de la fessée pour discipliner les enfants et, si anachronique que cela puisse paraître, vingt États autorisent le recours à la bastonnade dans les établissements scolaires. D’après les chiffres du bureau des Droits civils du Département américain de l’Éducation, 223’190 élèves ont subi au moins une punition corporelle dans les seules écoles publiques durant l’année scolaire 2006-2007(6).
L’obsession pour l’obéissance Parmi les plus ardents défenseurs des châtiments corporels, certains auteurs chrétiens conseillent à leurs fidèles de discipliner les enfants avec une verge avant même que ceux-ci aient acquis l’usage de la parole. Ainsi gravée dans leur mémoire inconsciente, l’empreinte de la douleur restera à jamais associée à la transgression de l’interdit parental. L’un d’eux expli-que notamment : « La fessée est l’idée de Dieu. C’est lui qui a commandé aux parents de fesser leurs enfants [avec une verge] en signe d’amour. »(7) Le bambin gardera à jamais la marque de tels sévices et finira par se persuader que la menace du châtiment est une expres-sion de l’amour parental puisque cette conviction l’a aidé à supporter pareil traitement. L’obsession pour l’obéissance et la détermination à user de violences pour infléchir la volonté de l’enfant ne sont cependant pas l’apanage des fondamentalistes. Si de nombreux chrétiens plus modérés insistent sur l’importance d’une « discipline aimante » – un paradoxe qui est au cœur des réflexions du présent colloque –, ils affirment également qu’une correction physique doit être utilisée quand l’enfant défie ouvertement l’autorité parentale. Dans un best-seller publié en 1977 et toujours réédité en 2004, un pédopsychiatre protestant estime par exemple :
Aux États-Unis, depuis la Seconde Guerre mondiale, des variantes profanes de ces principes séculaires ont inspiré la plupart des ouvrages de pédagogie destinés aux parents et participé à façonner le caractère national. Parce qu’ils ont eux-mêmes vécu de tels outrages, nombres de médecins, de psychologues ou de juristes cautionnent toujours cette idéologie punitive qui, en conséquence, sévit non seulement dans l’intimité des familles et des cabinets de consultation, mais domine également les débats politiques du pays. L’accession à la prési-dence du républicain George W. Bush en 2000 et sa réélection quatre ans plus tard s’expliquent justement par le soutien d’une frange très conservatrice de l’électorat américain, foncièrement attachée à la structure de la famille patriarcale instaurée par la Bible(9). Le prési-dent Bush était un « chrétien du renouveau » sauvé de l’alcoolisme grâce aux prédications du révérend Bill Graham et se présentait en bon Pasteur élu pour rendre à l’Amérique son destin messianique. L’administration qu’il mit en place dès son accession au pouvoir devait porter la théologie de la colère de Dieu jusqu’au coeur de l’action politique.
Une guerre globale contre la terreur Trois jours après les attentats du 11 septembre 2001, juché sur les ruines du World Trade Center et tenant un pompier par l’épaule comme le ferait un bon père, Bush promit aux Américains une vengeance exemplaire : « Je vous entends, le reste du monde vous entend. Et ceux qui ont détruit ces tours vont bientôt entendre parler de nous ! »(10) La perspective d’une « guerre globale contre la terreur » les séduisait sur un plan inconscient parce que la tragédie avait ravivé en eux leurs propres terreurs d’enfants et qu’ils cherchaient des coupables sur lesquels rejouer les violences subies. Ce mécanisme psychologique de défense mobilisait éga-lement tous les échelons de la hiérarchie du pays. Le 25 septembre déjà, le Bureau du Conseil légal de la Maison-Blanche rédigea un mémorandum confidentiel qui autorisait le Président à prendre quelque décision que ce soit en matière de défense sans que le Congrès ou les tribu-naux puissent restreindre sa liberté d’action(11). Le premier d’une longue série, ce document allait non seulement justifier les détentions extrajudiciaires et les tortures infligées aux « combattants ennemis » au nom de la lutte contre le terrorisme, dans les centres de détention d’Abou Ghraib, de Guantánamo et d’ailleurs, mais également l’ensemble des sacrifices impo-sés aux Américains dans leurs guerres d’agression contre l’Afghanistan et l’Irak.
Dans ces circonstances dramatiques et comme exaltés par l’effet d’un trop long refou-lement, ces soldats reproduisaient sur les détenus irakiens le déni d’humanité subi dans l’enfance et dans leur entraînement militaire en réduisant ceux-ci à l’état de pantins menottés, encagoulés et parfois dénudés. Pour gérer l’extrême souffrance d’avoir été eux-mêmes humi-liés et battus, ils leur imposaient le même rapport relationnel, dévoilant bientôt aux yeux du monde les conséquences d’une pédagogie punitive fondée tout entière sur le mépris de la conscience des plus jeunes. Des enquêtes d’opinion montrèrent qu’en dépit de ces révélations, les Américains restaient largement favorables à l’usage de la torture s’il s’agissait d’acquérir des informations importantes en matière de terrorisme(13). Parmi les plus ardents défenseurs des châtiments corporels institués par la Bible, les chrétiens évangéliques du Sud étaient même statistiquement plus nombreux à cautionner cette pratique, confirmant que les anciennes vic-times de maltraitances s’identifient plus facilement au rôle de l’agresseur(14). Le succès d’audience de productions culturelles comme 24 Heures – une série télévisée qui met en scè-ne un agent fédéral luttant contre le terrorisme par les moyens les plus brutaux – est également symptomatique. Cette fascination maladive pour le spectacle de la cruauté montre que la tragédie du 11 Septembre a précipité l’ensemble de la population dans la gestion de souffrances profondément refoulées depuis l’enfance – une dynamique collective que le gou-vernement n’a pas manqué d’exploiter en légalisant son programme de tortures dès l’été 2002(15). Sous couvert de lutte contre le terrorisme et avec la collaboration active de psychiatres et de psychologues, des centaines de détenus illégaux ont alors été soumis à des méthodes d’interrogation incluant notamment les humiliations routinières, l’isolement carcéral et senso-riel, les positions de stress prolongées, les privations de sommeil et parfois la simulation de noyade ou waterboarding. Ce rapide survol de quelques-unes des conséquences du déni infligé à la sensibilité et à la conscience des enfants dans le contexte américain suggère que les répercussions des vio-lences éducatives ordinaires s’étendent bien au-delà du cercle familial. À l’image des remous provoqués par l’impact d’une poignée de gravier jetée sur la surface d’une mare, elles parcou-rent le temps et l’espace, occasionnant à leur tour d’autres vagues. Quand les circonstances s’y prêtent, elles peuvent même soulever l’une de ces tempêtes politiques qui ponctuent régu-lièrement le fil de l’histoire. Ce fut indéniablement le cas pour la guerre globale contre le terrorisme engagée par le gouvernement Bush dans la foulée du 11 Septembre. Ces tragédies collectives meurtrières, marquées par la remise en scène de souffrances profondément refou-lées depuis l’enfance, devraient nous rappeler à nos responsabilités d’adultes – et a fortiori de thérapeutes – dans la reconnaissance de l’incidence traumatisante de toutes les formes de vio-lence exercées contre nos enfants, souvent au nom de leur éducation. La parole plutôt que le secret, l’écoute en lieu et place du déni, la conscience grandissante des liens de causalité qui dirigent nos existences : telles sont quelques unes des voies qui s’offrent à nous pour alléger le poids de cet héritage et participer ainsi à l’avènement d’un monde plus paisible.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton – 10.2010 / www.regardconscient.net
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